Il oublia d'oublier d'oublier
Marie-José Casanova
La tête est un curieux organe Curieusement organisé Y a qu'à voir quand on vous trépane Généralement c'est malaisé Voici l'histoire singulière D'un certain Mathurin Lafleur Dont le crâne assez ordinaire N'était bizarre qu'à l'intérieur Ce type souffrit dès sa jeunesse D'un mal en vérité courant D'une mémoire assez traîtresse Pour causer des désagréments Sitôt qu'il apprenait une chose Dans sa famille ou au lycée Mathurin, la mine morose Instantanément l'oubliait Oui mais, oui mais Il avait vite oublié d'oublier Ce qu'il devait oublier Alors, comme il avait oublié d' l'oublier Il se le rappelait en entier Cette faculté trop rapide Loin de le faire en société Considérer comme stupide Lui donnait la priorité Oubliant d'oublier ses cours Mathurin les retenait tous Et malgré son cerveau tout gourd Devint agrégé sans secousse Mais un jour qu'il pleuvait à verse Et qu'il courait vers le métro Butant contre un coureur adverse Il s'abattit comme un perdreau Son crâne porta sur la pierre Avec un beau bruit musical Produisant en sa cafetière Un bouleversement fatal Et désormais... Il oubliait d'oublier d'oublier Ce qu'il devait oublier Et comme il oubliait d'oublier d' l'oublier Il ne se le rappelait jamais Vidé par cet accident bête De ses souvenirs de toujours Il repartit place des Fêtes Lui qui habitait à Cherbourg Mais en chemin, déveine infâme Un autobus qui s'emballa Sans souci de sa charge d'âme Devant Mathurin déboula Ayant oublié l'existence Des autobus et du danger Notre héros, fleur d'innocence, Donna dans le monstre enragé Mourant sous les roues carnassières Dans son vague crâne il sentit Une distorsion étrangère Avant de connaître l'oubli Et puis, et puis Il oublia d'oublier d'oublier d'oublier Qu'il devait oublier Ce qu'il oubliait d'oublier d'oublier Qu'il venait de se rappeler J'ai oublié la fin !