Carcassonne
Georges Brassens
« Je me fais vieux, j'ai soixante ans, J'ai travaillé toute ma vie Sans avoir, durant tout ce temps, Pu satisfaire mon envie. Je vois bien qu'il n'est ici-bas, De bonheur complet pour personne. Mon voeu ne s'accomplira pas : Je n'ai jamais vu Carcassonne ! » « On voit la ville de la-haut, Derrière les montagnes bleues, Mais, pour y parvenir, il faut, Il faut faire cinq grandes lieues, En faire autant pour revenir ! Ah ! Si la vendange était bonne ! Le raisin ne veut pas jaunir, Je ne verrai pas Carcassonne ! » « On dit qu'on y voit tous les jours, Ni plus ni moins que les dimanches, Des gens s'en aller sur le cours, En habits neufs, en robes blanches. On dit qu'on y voit des châteaux, Grands comme ceux de Babylone, Un évêque et deux généraux ! Je ne connais pas Carcassonne ! » « Le vicaire a cent fois raison : C'est des imprudents que nous sommes. Il disait dans son oraison, Que l'ambition perd les hommes. Si je pouvais trouver pourtant, Deux jours sur la fin de l'automne... Mon Dieu ! que je mourrais content, Après avoir vu Carcassonne ! » « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pardonnez-moi, Si ma prière vous offense ; On voit toujours plus haut que soi, En vieillesse comme en enfance. Ma femme, avec mon fils Aignan, A voyagé jusqu'à Narbonne ; Mon filleul a vu Perpignan, Et je n'ai pas vu Carcassonne ! » Ainsi chantait, près de Limoux, Un paysan courbé par l'âge. Je lui dis : « Ami, levez-vous, Nous allons faire le voyage. » Nous partîmes le lendemain, Mais, que le bon Dieu lui pardonne ! Il mourut à moitié chemin : Il n'a jamais vu Carcassonne !