Gaspard
Frédérik Mey
On disait qu'il venait d'Angers, qu'il ne savait pas dire un mot Et sur la place du marché, il fut entouré de badauds Les uns chuchotaient "Il n'est pas normal", D'autres criaient "C'est un animal Mais qu'est-ce que vous attendez donc pour chasser cet idiot, Pour chasser cet idiot"? Ses cheveux lui tombaient en mèches; il se tenait recroquevillé "C'est le diable qui l'empêche de marcher la tête levée" Le curé lui tendit un pot de lait Qu'il lapa bruyamment et d'un seul trait "Faudrait qu'on l'abreuve à la crèche, c'est Satan incarné". Mon père qui, en ce temps-là, était maître d'école au village Alla vers lui, tendant son bras malgré les mots de l'entourage Mon père lui parla doucement L'étranger murmura en bégayant Un nom qui sonnait par endroit comme le nom de Gaspard. Mon père le prit avec lui et Gaspard hésita un peu Ma mère lui lava ses habits et lui coupa les cheveux Mon père alors lui apprit à parler A lire, à écrire et à calculer Mon père disait de lui "Quel garçon prodigieux!". Près de l'école, il y avait un champ de quelque cinq hectares Que la commune nous baillait; j'y travaillais avec Gaspard Comme la récolte était bonne Après les dures journées d'automne Les paysans nous maudissaient quand on rentrait le soir. Plus tard, après Noël passé, nos soirées devinrent plus rares Et puis vint ce jour de janvier étouffé d'un épais brouillard Gaspard ne rentra pas pour le repas Moi, je guettais le bruit de son pas Mon père gronda excédé "Mais que fait donc Gaspard ?" On l'a trouvé au petit matin, dans la neige, rouge de sang Couché dans le petit chemin qui va de l'école au champ Ses yeux ne reflétaient pas la peur Mais seulement une infinie stupeur Ou comme l'immense chagrin d'être haï autant. Un commissaire de passage enquêta fort hâtivement L'abbé fit le discours d'usage qui nous consola tous bougrement Le champ depuis est resté en jachère Les gens, les chiens ne nous font plus la guerre Quand je vais au village par le chemin des champs.